Barbara Stiegler (née en 1971) est une philosophefrançaise, professeure à l'université Bordeaux-Montaigne ; elle travaille en collaboration avec les milieux de la santé.

Elle est membre de l’Institut universitaire de France1. Elle s’intéresse tout d'abord à Nietzsche, dans ses rapports à la biologie et au corps. Théoricienne du néolibéralisme, elle met ensuite en évidence les sources évolutionnistes du néolibéralisme pour lequel l’espèce humaine devrait apprendre à vivre dans un nouvel environnement et s’adapter grâce à des politiques de santé et d’éducation menées par des experts.

Biographie

Famille et formation

Barbara Stiegler est la fille aînée du philosophe Bernard Stiegler2.

Elle réussit l'agrégation de philosophie en 1994 et fait du monitorat entre 1995 et 1998, puis travaille comme professeure de philosophie dans le secondaire.

Parcours universitaire

Elle soutient une thèse de philosophie à l'Université Paris 4 en 2003, sous la direction de Jean-Luc Marion3.

Elle est attachée temporaire d'enseignement et de recherche (ATER) entre 2000 et 2002, puis devient maître de conférences en 2006 à l'université Bordeaux-Montaigne. En 2007, elle est responsable de la licence de philosophie. En 2009, elle devient directrice adjointe de l'UFR de philosophie et elle est responsable du master 2 « Soin, éthique et santé »4.

Elle obtient l'habilitation à diriger des recherches en 20165. Elle est également membre du comité d'éthique du CHU de Bordeaux6 et membre du comité de lecture de la revue Les Études philosophiques7. Entre 2007 et 2009, elle est membre du jury de l'agrégation externe de philosophie pour l'écrit8.

Recherches

Philosophie allemande

À la suite de sa thèse, elle publie deux ouvrages sur les rapports de Friedrich Nietzsche avec la biologie. Pour elle, la pensée nietzschéenne est directement redevable au projet critique kantien, à la différence que l'objet à délimiter n'est plus la raison mais le corps9. Barbara Stiegler, via le prisme de la philosophie nietzschéenne en particulier sur la formation de l'humain, revisite certains thèmes liés à la question de l’éducation2.

S'adapter, un credo néolibéral

Barbara Stiegler oriente ses recherches dans le champ de la philosophie politique et sur l’histoire des libéralismes et de la démocratie. Elle situe ses travaux dans la lignée de ceux entamés par Michel Foucault, qu’elle prolonge en révélant les sources évolutionnistes du néolibéralisme10. Elle explique dans son livre Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique le sentiment diffus d’un retard généralisé11, une injonction à s’adapter12 au rythme des mutations d’un monde complexe et l'omniprésence du lexique biologique de l’évolution.

À travers la critique nietzschéenne du philosophe et sociologue anglais Herbert Spencer et de son adaptationnisme, elle explique une des origines du néolibéralisme : Herbert Spencer propose un « système de la nature », comprenant la pensée de Darwin, avec cette idée qu’il faut laisser faire la nature et les processus naturels dans les champs humain, économique et social. La direction claire est donc de s’adapter, c’est-à-dire se soumettre aux impératifs de la mondialisation. L’État doit s’en tenir à ses missions régaliennes10. Les notions-clés de Darwin se retrouvent dans de nombreuses injonctions contemporaines : « s’adapter » pour « survivre », suivre les « mutations », participer à l’« évolution », la « sélection » et la « compétition11 ».

Walter Lippmann, premier théoricien du nouveau libéralisme, affirme que la révolution industrielle a créé une situation grave et inédite : notre espèce n’a pas les capacités pour s’adapter à son nouvel environnement. Seul un gouvernement d’experts, par le droit, l'éducation et la protection sociale peut transformer l’espèce humaine. Cette vision de l’éducation est en rupture avec le siècle des Lumières qui mettait en avant l’émancipation, l’autonomie et l’esprit critique. L’enjeu n’est plus d’être capable de critiquer l’ordre en place, de s’émanciper par rapport à des tuteurs, comme disait Kant10. L’enjeu central est l’adaptation à laquelle viennent se rajouter la flexibilité et l’employabilité.

Walter Lippmann veut investir dans la santé et dans un eugénisme qui améliore « l’équipement » de l’espèce humaine et qui permette d'assurer l’« égalité des chances » afin que les meilleurs gagnent. Les théories de Walter Lippmann se prolongent dans le transhumanisme qui vise à transformer l’espèce humaine pour lui donner plus de compétences10.

Le terme « néolibéralisme » va remplacer l'expression « nouveau libéralisme » lors du colloque Lippmann13.

Barbara Stiegler rattache le néolibéralisme au darwinisme social, qui s'exprime sous forme autoritaire dans le nazisme et sous forme libérale en affirmant que les plus aptes survivront. Elle s'étonne de la permanence dans le néolibéralisme de ces idées pourtant taboues dans la société actuelle13.

Le néolibéralisme donne naissance à la concurrence dite « libre et non faussée » que l'on trouve dans les textes juridiques de la construction européenne et à l’« égalité des chances » qui permet à tous d'entrer dans la compétition10.

Walter Lippmann est en désaccord avec John Dewey, grande figure du pragmatisme américain, qui, à partir d’un même constat, appelle à mobiliser l’intelligence collective des publics, à multiplier les initiatives démocratiques et à inventer « par le bas » l’avenir collectif14. Pour Dewey, Lippmann trahit en fait complètement Darwin. En reprenant à Spencer sa vision de l’évolution, Lippmann soutient que l’évolution va dans une seule direction qui est déjà fixée et qui serait la division mondialisée du travail, alors même que Darwin nous a appris précisément l’inverse : l’évolution n’a justement pas de direction déjà donnée. Comme la « manufacture du consentement » chez Lippmann, la démocratie devient une technique politique de fabrication du consentement des masses puisque la direction est déjà connue et fixée par les experts10. Pour Dewey, le « laboratoire expérimental » de la vie montre qu’il n’y a justement pas de sens unique à l’évolution, mais une multiplicité de directions, qui explore des possibilités toujours nouvelles et invente des environnements toujours différents. Il s’agit finalement d’expérimentation collective et de transformation active des environnements locaux, à l’initiative de ce que Dewey appelle les « publics »15. Mais tandis que Lippmann veut enfermer les masses dans la passivité, en les mettant sous la tutelle des dirigeants et des experts16, Dewey lui oppose une tout autre conception de la démocratie, dans laquelle il s’agit de faire émerger des publics actifs17,16.

Face à l’urgence écologique et à la crise environnementale, le « cap indiscutable » des néolibéraux, insoutenable pour la planète n'est plus accepté par la population. La passion néolibérale du mouvement perpétuel l’empêche de voir les besoins vitaux des organismes en termes de stabilité18. Ceci se retrouve également dans la remise en cause de l'ordre néolibéral en Europe par les populations13.

Barbara Stiegler souhaite désormais approfondir les propositions politiques de Dewey dans le domaine des politiques de santé publique et dans celui des maladies chroniques en particulier10.

Fin 2021, elle intègre le Parlement de l'Union Populaire19, qui soutient la candidature de Jean-Luc Mélenchon en vue de l'élection présidentielle française de 2022.

Analyses politiques

À la suite des élections européennes de mai 2019, Barbara Stiegler est frappée par le fait que le mouvement inédit des gilets jaunes ne s'exprime pas dans les urnes. La moitié du corps électoral s’abstient. L'opposition entre « progressisme » et « populisme »6 de La République en marche, déjà théorisée par le néolibéralisme depuis ses origines, dans les années 1930, n'est autre que l'injonction à s'«adapter» au sens prétendument inéluctable de l’histoire, telle que l'explique la philosophe20. Pour elle, la gauche et toute la vie politique doivent se recomposer autour de l’écologie, de la santé, de l’avenir du vivant. Il faut également une critique sérieuse du mécanisme de l’élection, de la personnalisation du pouvoir et de la représentation telle que l'ont commencée les gilets jaunes. La richesse des expérimentations sociales qui ont lieu un peu partout, la demande de démocratie des citoyens et la lucidité des jeunes générations sur la nécessité de changer totalement nos modes de vie mérite de trouver une issue politique à la hauteur21.

Barbara Stiegler s’est notamment opposée à la réforme des retraites discutée au Parlement entre la fin de l’année 2019 et le début de l’année 2020. Selon elle, celle-ci aurait vocation à adapter le système des retraites à un « monde globalisé dans lequel chaque individu est sommé d’être performant et compétitif »22.

Barbara Stiegler critique vivement la collapsologie comme une « science de la fin », indexée à une téléologie, qui dicterait aux gens comment il faudrait vivre. Selon elle, il faudrait en terminer avec cette vision temporelle de « caps » à suivre ou à atteindre qui nous entrave dans nos progrès sociaux et environnementaux23.

Face aux catastrophes en cours et face à un « État devenu l'instrument d'un néolibéralisme qui détruit la société24 », dans un essai intitulé Du cap aux grèves. Récit d'une mobilisation. 17 novembre 2018 - 5 mars 2020 (2020)25, elle en appelle au soulèvement pour « reprendre vie », contre ce cap érigé en dogme par la pensée politique dominante, selon lequel il faudrait continuellement s'adapter, pour satisfaire au jeu des échanges marchands et de la compétition mondiale. Il lui paraît donc essentiel de repartir des luttes collectives et des initiatives démocratiques locales, pour retrouver « une puissance d'agir » et réenchanter la démocratie.

« Museler la démocratie » en temps de pandémie

Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, Barbara Stiegler signe la tribune « Pour la réouverture immédiate des universités » parue le 29 novembre 2020 dans Libération26.

Dans l'entretien qu'elle donne à France Inter, le 16 janvier 2021, elle reproche à l'État de « museler la démocratie » sous prétexte de « sauver des vies ». Elle allègue l'illicéité de certaines décisions gouvernementales, notamment l'obligation d'utiliser une attestation de déplacement dérogatoire suggérée par les cabinets de conseils privés engagés pour gérer la pandémie en France27.

Elle profite de toute occasion dans les médias (France Culture28, Thinkerview29, Radio France International30, etc.) pour alerter l'opinion et tenter de contrer — notamment en l'analysant — l'« incitation démagogique »31, cette stratégie de communication politique qui vise à mener les populations dans la « bonne direction ».

Le 31 juillet 2021, dans un entretien pour le média Reporterre, elle considère que « les autorités détournent les questions sanitaires pour instaurer une société de contrôle »32.

Publications

Ouvrages

  • Nietzsche et la biologie, Paris, PUF, , 128 p. (ISBN 978-2-13-050742-0)8.
  • Nietzsche et la critique de la chair : Dionysos, Ariane, le Christ, Paris, PUF, , 392 p. (ISBN 978-2-13-054376-3)9.
  • « Il faut s'adapter » : Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », , 336 p. (ISBN 978-2-07-275749-5)33,34.
  • Du cap aux grèves. Récit d'une mobilisation. 17 novembre 2018 - 5 mars 2020, Paris, Verdier, coll. « La petite jaune », , 144 p. (ISBN 978-2378560829)35.
  • De la démocratie en pandémie : santé, recherche, éducation, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », , 64 p. (ISBN 978-2072942228)36.
  • Nietzsche et la vie : une nouvelle histoire de la philosophie, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2021, 448 p. (ISBN 9782072884917)37.
  • Santé publique année zéro, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », , 64 p. (ISBN 9782072992940)

Participations à des ouvrages collectifs

  • « Critique de la compassion. Remarques sur Schopenhauer, Nietzsche et les conditions médiatiques de la sympathie », in Les Affections sociales, 2008, 21 p.
  • « Philosophie et pathologie. Nietzsche et l'ambivalence des émotions depuis Kant et Schophenhauer », in Les Émotions, Paris, Vrin, 2009, 20 p.
  • « La mort théologique de Dieu », in Anthologie : Théologie & Philosophie, Paris, Éditions du Cerf, 2010, 15 p. — également traduction, 10 p.
  • « Qu'y a-t-il de nouveau dans le néo-libéralisme ? Vers un nouveau gouvernement du travail, de l'éducation et de la santé », in Le Nouvel Esprit du libéralisme, Le Bord de l'eau, 2011, 42 p.
  • « La haine des causes et le retour du passé. Enquête et généalogie selon Nietzsche et Dewey », in L'expérience du passé : histoire, philosophie, politique, Paris, Éditions de l'Éclat, 2018.

Articles

  • « Corps donné ou corps à venir ? Le corps vivant selon Schopenhauer et Nietzsche », Études de lettres, no 281 « Penser la vie. Contributions de la philosophie »,‎ , p. 257-272
  • « El joven Nietzsche y la ciencia: el caso de Democrito », Estudios Nietzsche, no 8 « Nietzsche y la Ciencia »,‎ , p. 119-131 (DOI https://doi.org/10.24310/EstudiosNIETen.vi8.10284)
  • « On the future of Our Incorporations: Nietzsche, Media, Events » (trad. Helen Elam), Discourse, vol. 31, nos 1/2 « On The Genealogy of Media »,‎ , p. 124-139 (JSTOR 41389812, lire en ligne [PDF])
  • « Nietzsche y la crítica de la Bildung 1870-1872: los envites metafísicos de la pregunta por la formación del hombre » (trad. Alejandro Rendón Valencia), Educación Y Pedagogía, no 55 « Educación Artística »,‎ (lire en ligne [PDF])
  • « Nietzsche, la biologia e la politica. Prolegomeni a ogni critica futura del neoliberalismo? » (trad. F. Leoni), Paradosso, no 2 « Forme della vita e statuti del vivente. Filosofia e biologia »,‎ , p. 143-156 (HAL hal-02733318)
  • « Receptiones de la muerte de Dios », Desatinos,‎ , p. 52-67 (HAL hal-02733285)